lundi 26 août 2019

Vault Comics : c'est une histoire de famille

Deux Instants VO au cours du même mois ? Ça faisait belle lurette que ce n'était pas arrivé ! C'était d'autant plus improbable cette année, durant laquelle je ne publie que deux chroniques par mois. Mais bon, c'est l'été, j'ai eu plein de temps pour mes lectures et de fait, j'ai enquillé les productions de deux éditeurs à la suite. Gorilla, c'était de la gnognotte : à peine une vingtaine de bouquins à lire, ça tient au mieux trois jours ! Mais celui dont on va parler aujourd'hui, c'est autre chose. Allez, en route.


L'INSTANT VO (What else ?)
Pour commencer, Vault Comics est un éditeur récent, et encore en activité. Il a été fondé dans le Michigan en 2016, par Adrian et Damian Wassel, qui partagent les fonctions managériales de leur société avec leur père, Damian Senior, et un cousin du nom de Nathan Gooden. Aucun des quatre n'a particulièrement baigné dans le milieu du comic-book, mais la structure familiale, rare dans ce business, attire rapidement le regard des médias. Le coup de projecteur est de courte durée, mais nous allons voir qu'il a permis de sortir de l'ombre quelques pépites.

Fissure et Heathen sont les deux premiers titres à voir le jour, en février 2017. Si le premier, court récit catastrophe rempli de poncifs, n'est guère marquant malgré la présence de Tim Daniel au scénario, le second se distingue de la masse. Natasha Alterici y conte les aventures d'une jeune viking aux prises avec les saloperies que lui envoie Odin, mais la particularité de son récit, c'est que l'héroïne en question est lesbienne, dans un monde où non seulement homophobe, mais aussi excessivement patriarcal. De fait, le conte que l'auteure développe tient également lieu de réflexion sur la société actuelle, même si l'approche n'est pas toujours très fine, en témoigne une deuxième arche narrative un peu cliché. La série a subi un long hiatus, mais elle a recommencé il y a quelques mois et vient d'achever son deuxième cycle.

Le mois suivant sort Powerless, une dystopie éculée dessinée sans trop y croire par Gooden, puis en avril deux nouvelles mini-séries : Colossi, une sympathique, quoique peu innovante, variante de Chérie, j'ai rétréci les gosses !, et Failsafe, une super histoire de science-fiction dessinée par Federico Dallocchio. Ce roster de départ est très hétérogène, mais on peut y distinguer deux mouvances : premièrement, le catalogue tourne autour de la fantasy et la S-F, c'est une volonté de la famille Wassel ; et deuxièmement, on entend parfois résonner au sein des équipes créatrices quelques noms, non pas de superstars du medium, mais d'auteurs reconnus, qui s'impliquent donc auprès d'un tout jeune éditeur.

Et la tendance va perdurer tout au long de l'année 2017. En juillet paraissent Zojaqan, un périple surréaliste dans lequel Nathan Gooden semble cette fois-ci s'amuser comme un petit fou, et Alien Bounty Hunter, de la S-F pure et dure dans laquelle les équipes dirigeantes de Vault sont très impliquées... mais pas que ! Mark Wahlberg, le fameux "new kid on the block" devenu acteur, est crédité en tant que producteur de la série. Qu'est-ce que cela signifie vraiment ? A priori, c'est avant tout un coup de pub, mais cela montre en tout cas une volonté de sortir du lot... et le coup de projo fonctionne un temps.
En aout, Tim Daniel lance une nouvelle mini-série, Spiritus, sorte de The Prisoner (la série télévisée de et avec Patrick McGoohan) cyberpunk dont on attend encore à ce jour le troisième épisode. Et le mois suivant, c'est Ricardo Mo, déjà auteur de Colossi, qui revient aux manettes de Deuce of Hearts, une mini-série où un gars utilise un smartphone surnaturel pour glaner des points d'amour, qu'il transforme en chance. Le principe rappelle un peu la comédie adolescente Status Update, pour ceux qui connaissent. Viennent enfin en octobre Maxwell's Demons, une bizarrerie philosophico-science-fictionnesque qui commence comme un Jack B. Quick un peu glauque, mais qui vire rapidement sur d'autres thématiques ; et Reactor, la suite de la mini-série Interceptor parue chez Heavy Metal, et qui sera elle-même réimprimée sous forme de recueil par Vault Comics.
C'est Donny Cates qui est au scénario des deux sagas. Un auteur bankable, comme on dit, depuis sa collection de succès aussi bien chez Marvel qu'en indépendant. En 2018, les mini-séries entamées l'année précédentes poursuivent leur cours, et elles sont accompagnées par quelques nouveautés d'intérêts variables. En janvier sort le très moyen récit d'heroic-fantasy Song for the Dead, qui s'achève de manière assez brutale. En février, Vault Comics lance son anthologie, ou plutôt son label anthologique, qu'elle baptise Cult Classic. L'idée est d'y proposer des tas de récits fantastiques à petits prix, mais pour l'heure, seul le bipartite Return to Whisper a vu le jour. En avril, le planning de l'éditeur reprend du poil de la bête grâce à Kevin Anderson, romancier abonné aux adaptations de franchises, publie la première partie d'une fresque inédite, Stalag X, dessinée par Mike Ratera. Le même mois débute l'amusant space-opera Wasted Space, de Mike Moreci.
Et toujours en avril, parait Deep Roots, un étonnant mais agréable récit fantastique au fort message écologiste. Après quoi débute Vagrant Queen, un autre space-opera beaucoup plus dispensable, et durant l'été, c'est le récit d'horreur Submerged qui atteint les rayonnages. Sacrée ambiance dans cette courte mini-série, dont la conclusion déçoit, néanmoins. Les dernières nouveautés de 2018 arrivent en septembre. Si Friendo n'est pas aussi réussi que son pitch (des lunettes connectées dont l'I.A. prend peu à peu le contrôle de son utilisateur !) le laissait supposer, Fearscape est un brillant hommage à l'imagination lovecraftienne, dessiné par Andrea Mutti, et These Savage Shores est un somptueux récit d'aventure teinté de fantastique, qui n'a pas encore atteint sa conclusion, mais qui se suit avec passion.
Cette année, il a fallu attendre avril pour voir arriver les titres inédits de l'éditeur. Et encore... Si Queen of Bad Dreams n'est pas dégueu, She Said Destroy est un récit de science-fiction mâtinée de mysticisme religieux qui peine encore à convaincre après trois numéros. Après le recueil d'Interceptor en juin, on a vu arriver trois nouvelles séries cet été. Test est un récit cyberpunk signé Christopher Sebela, encore trop brouillon pour se faire une idée définitive du bestiau ; Sera and the Royal Stars promet une aventure mystique en terre persane, cadre original transposé de belle manière sous les crayons d'Audrey Mok ; et Resonant est un récit-catastrophe, lui aussi bercé d'écologie, qui, malgré son propos et le dessin d'Alejandro Aragon, ne convainc pas non plus pleinement.
A l'heure où j'écris ces lignes, les nouveautés d'aout ne sont pas encore sorties, mais lorsque vous lirez ce paragraphe, elles auront vu le jour. Mall semble être un huis-clos horrifique, scénarisé par Mike Moreci, encore une fois. The Necromancer's Map est la suite de Song for the Dead. Et The Plot est un récit d'horreur, qui inaugure la ligne Nightfall de l'éditeur, et qui voit surtout deux de ses auteurs les plus en vue, Tim Daniel et Mike Moreci, s'associer ! Alors OK, cet article ressemble foutrement à un catalogue, je suis d'accord. La jeunesse de l'éditeur et le faible nombre de ses parutions ont permis/contraint à cet effet catalogue. Si on dézoome, on peut résumer Vault Comics sous l'étiquette d'un éditeur familial dédié aux œuvres fantastiques, qui pêche encore un peu par son inexpérience, mais qui commence à grimper en puissance. Pour l'anecdote, on notera aussi deux curiosités concernant les couvertures des bouquins : la plupart de ces covers présente des illustrations panoramiques, qui vont de la quatrième de couv' à la première ; et toutes les nouvelles séries bénéficient de couvertures alternatives qui rendent hommage à des grands classiques du medium.
Les éditeurs français ne s'intéressent pas encore à Vault. Seuls Hi Comics, la nouvelle branche séquentielle de Bragelonne, a traduit Interceptor, et encore : à priori, c'était dans le cadre d'un accord avec Heavy Metal plutôt qu'avec Vault.
Notez que je n'ai pas lu (car pas trouvé) quelques comics du studio :
- en l’occurrence  Stalag X, le bouquin de Kevin J. Anderson

Le bilan : 
A lire de toute urgence
Failsafe (avril 2017, 6 épisodes)
scénario : F.J. Desanto et Todd FARMER
dessin : Federico DALLOCCHIO
Il y a dix ans, les Etats-Unis ont financé un programme de soldats cybernétiquement améliorés, mais devant l'instabilité des sujets, il a fallu fermer l'opération très rapidement... et se débarrasser des preuves. Mais il reste encore des agents dormants à travers le monde entier, et John Ravane est chargé de les arrêter avant que le gouvernement ne soit obligé de déclencher l'opération Failsafe. F.J. Desanto et Todd Farmer imaginent un polar techno-politique qu'ils placent volontairement dans un futur proche pour mieux dénoncer les dérives du tout sécuritaire. L'approche est efficace, le rythme est haletant et les dessins de Federico Dallocchio sont impressionnants de réalisme.

These Savage Shores (septembre 2019, 4 épisodes)
scénario : Ram VENKATESAN
dessin : Sumit KUMAR
Lorsqu'Alain Pierrefont débarque à Calicut, au dix-huitième siècle, avec la Compagnie des Indes, il croit pouvoir oublier son passé et reconstruire sa légende. Mais le vampire ignore que le jeune prince Vikram de Zamorin est protégé par Bishan, un être immortel aux pouvoirs incroyables. La correspondance épistolaire qui sert de point de vue et change à chaque épisode n'est qu'une des très bonnes idées qui parsèment la mini-série de Ram V. Le mélange entre fantasmagorie occidentale et mythologie hindoue en est une autre, et la perfection des dessins de Sumit Kumar renforcent la puissance évocatrice de cet univers si plaisant.

A feuilleter à l'occasion
Alien Bounty Hunter (juillet 2017, 5 épisodes)
scénario : David BOOHER et Adrian WASSEL
dessin : Nathan GOODEN et Nick ROBLES
Chasseur de primes sans grand avenir, Ben Madsen est engagé par un certain Miles Sullivan, de la sûreté du territoire, pour appréhender un dangereux fugitif décrit comme bioterroriste. Il s'agit en réalité de Nyx, un criminel extraterrestre qui semble totalement inarrêtable. La mini-série d'Adrian Wassel et David Booher, bien qu'inachevée, est construite sur un rythme suffisamment enlevé pour accrocher le lecteur du début à la fin. Le concept est vendeur, les personnages savoureux en dépit d'interactions parfois surprenantes, et le dessin de Nick Robles n'est pas désagréable.

Deep Roots (avril 2018, 5 épisodes)
scénario : Dan WATTERS
dessin : Val RODRIGUES
Héros de batailles uniquement remémorées à travers les mythes du monde entier, la Sentinelle est réveillée de sa torpeur à chaque fois que le monde de l'Homme et celui de la nature entrent en conflit. L'agent Abigail Hester est justement chargée de contrecarrer l'invasion de champignons destructeurs qui menace l'humanité toute entière. En dépit d'une narration un peu lourde, Dan Watters fait passer son message écologique de belle manière, à travers une mini-série qui ne se repose pas uniquement sur son engagement, mais qui a aussi des atouts plus traditionnels à faire valoir, en particulier l'agréable style protéiforme de Val Rodrigues.

Deuce of Hearts (septembre 2017, 5 épisodes)
scénario : Ricardo MO
dessin : Tony GREGORI
Gravement malade, Sullivan Husk a fait un pacte avec les démons : sa santé recouvrée contre l'amour de sa femme. Depuis, il utilise une application sur son téléphone pour transformer l'amour de ses nombreuses conquêtes en chance. Mais les conséquences ne sont pas négligeables, d'autant plus lorsque sa fille, dont il ignorait l'existence, fait irruption dans sa vie. En dépit du coup de crayon de Tony Gregori, nerveux mais disproportionné, la mini-série de Ricardo Mo est plutôt agréable. Le concept est original, l'univers est cohérent, les personnages sont attachants, le récit est bien construit et le final, bien qu'expéditif, mérite à lui seul la lecture.

Fearscape (septembre 2018, 5 épisodes)
scénario : Ryan O'SULLIVAN
dessin : Andrea MUTTI
Contrairement à l'auteur à succès Arthur Proctor, Henry Henry n'a aucun talent d'écrivain, si l'on en croit son agent. Mais sa rencontre avec la Muse, il accepte tacitement de devenir le Conteur, dernier descendant d'une lignée d'humains qui ont combattu les horreurs du Plan de l'Effroi. Jouant avec le quatrième mur, Ryan O'Sullivan délivre une mini-série excessivement bavarde, portée par un anti-héros qui révèle petit à petit une horreur hélas bien plus ordinaire qu'il n'y paraît de prime abord. Plus malin que ce qu'il promettait, le récit jouit des somptueuses illustrations d'un Andrea Mutti au sommet de sa forme.

Heathen (février 2017, 8 épisodes)
scénario et dessin : Natasha ALTERICI
Pour avoir refusé l'autorité d'Odin, la valkyrie Brynhild a été condamnée par le père des dieux à souffrir une malédiction éternelle. Mais la jeune viking Aydis, elle-même rejetée de son clan parce qu'elle a embrassé une autre jeune femme, s'est donné pour mission de la libérer. Le périple est ardu, et peuplé de puissants adversaires. En utilisant le contexte d'une mythologie patriarcale, Natasha Alterici peut développer un message de tolérance puissant tout en faisant preuve de beaucoup de finesse. Malin, son récit surprend cependant par ses premiers visuels griffonnés, à mille lieues de ce que les couvertures promettaient, mais heureusement vite remplacés par des peintures plus douces. La deuxième partie est moins fine, au scénario comme au dessin.

Queen of Bad Dreams (avril 2019, 3 épisodes)
scénario : Danny LORE
dessin : Jordi PEREZ
Il arrive que des créatures s'échappent des cauchemars et entrent dans le monde physique. Lorsque tel est le cas, on fait appel aux angents de l'Annexe Morphéenne, et la juge-inspectrice Daher Wei est la plus expérimentée d'entre eux. Elle est chargée par l'influent Emerson Chase de retrouver la femme de ses rêves...Le principe d'un thriller de science-fiction tient dans un twist simple, qui implique des rebondissements impossibles dans un polar traditionnel. C'est le cas de la mini-série de Danny Lore, qui repose sur le concept d'êtres imaginaires qui prennent vie dans la réalité, et qui s'appuie également sur le dessin très particulier mais très stylisé de Jordi Perez.
Sera and the Royal Stars (juillet 2019)
scénario : Jon TSUEI
dessin : Audrey MOK
Fille aînée du roi de Parsa, Sera mène les troupes de son père face aux armées de son oncle maléfique, Shaheen, lorsqu'elle est soudain transportée dans une autre dimension. Là, Mitra le Yazata confie à la jeune princesse la mission de retrouver les étoiles royales, sans quoi le monde des humains cessera d'exister. On saluera tout d'abord le travail d'Audrey Mok, dont le style s'inspire pour beaucoup de l'univers manga. Solides et agréables à l'oeil, ses dessins retranscrivent de belle manière l'univers et les personnages imaginés par Jon Tsuei. Un décorum d'heroic-fantasy inspiré par les contes des Mille-et-Une Nuits.

Wasted Space (avril 2018, 10 épisodes + un Holiday Special)
scénario : Mike MORECI
dessin : Hayden SHERMAN
Billy Bane a été la Voix du Créateur, le plus grand prêcheur de tout l'univers et celui qui a convaincu l'union planétaire de placer Devolous Yam au poste de Leader Galactique. Depuis, le tyran a mis à mal des populations entières, et son ancien porte-parole est convaincu par la jeune Molly Sue et ses visions d'aller l'abattre. La série de Mike Moreci est pour le moins bavarde, et l'univers de science-fiction qu'il développe n'a rien de très original. Mais il parvient à rendre ses personnages attachants, et Hayden Sherman met en scène cet avenir désenchanté de belle manière, bien qu'avec force traits et hachures.

Zojaqan (juillet 2017, 5 épisodes)
scénario : Collin KELLY et Jackson LANZING
dessin : Nathan GOODEN
Pleurant depuis des années son fils décédé, Shannon Kind est soudainement projetée sur Zojaqan, un royaume irréel où elle va devoir venir en aide aux paisibles Zoja, victimes des armées innombrables de la Vague Brutale. Ce faisant, elle provoque leur rapide évolution, mais à quel prix ? La fable imaginée par Collin Kelly et Jackson Lanzing évite autant que faire se peut de se montrer moralisatrice, mais elle n'en manque pas moins d'explorer les fondements de la religion, avec un final apocalyptique à la clef. Au dessin, Nathan Gooden est très surprenant, mais efficace.

lundi 19 août 2019

Gorilla Comics, espèce menacée

Nouvel épisode de l'Instant VO, et celui-ci porte bien son nom puisque la structure éditoriale qui le concerne n'a duré qu'un instant à l'échelle du médium ! Et par conséquent, cet article lui-même ne durera qu'un instant... Mais tel un bon café, il s'agit d'un concentré de bonnes choses, à commencer par des grands noms : on y parlera de George Perez, de Kurt Busiek, de Mike Wieringo, de John Byrne... et des co-fondateurs d'Image Comics, bien entendu !


L'INSTANT VO (What else ?)
Et puis tiens, commençons par eux, ou plus exactement par celui qui me servira de trait d'union : Erik Larsen. Outre son statut de créateur et showrunner de l'une des séries super-héroïques les plus extraordinaires de tous les temps, le père Larsen est également connu dans le milieu pour ses prises de position très engagées, en politique notamment. Mais aussi lorsqu'il s'agit de parler du milieu lui-même, et notamment de certains de ses pairs. C'est le cas avant tout de John Byrne avec qui, sauf coup promotionnel spectaculaire, il ne passera pas ses vacances !

Il faut dire que Byrne, c'est un peu Larsen avant Larsen : superstar - et à juste titre - durant les années quatre-vingt, c'est aussi une grande gueule qui tire à boulets rouges sur tout ce qui le gène au sein du microcosme comics... et en particulier sur les co-fondateurs d'Image. La faute à leur audace qui frôle le sans-gêne, mais aussi, sans doute, à leur succès fulgurant qui éclipse, à l'orée de la décennie suivante, le sien. Sans être tout aussi virulents, nombreux sont les créateurs qui, devant le succès d'Image Comics, confient de manière plus ou moins discrète qu'ils regrettent cette ère du dessinateur-roi. Les éditeurs sont jetés aux oubliettes, est-ce un mal ? Mais quid des scénaristes ? Et même, que deviennent les artistes dont le style, un peu trop académique, ne correspond plus à la mode du "in your face" ?

C'est la question que se posent quelques vétérans qui, à l'approche du nouveau millénaire, peinent non seulement à séduire les fans d'Image, mais même à trouver du travail chez Marvel ou DC Comics. Neil Gaiman travaille avec Todd McFarlane avant de se fritter violemment avec lui, Chris Claremont collabore avec Jim Lee... George Perez, Barry Kitson, Tom Grummett, Mark Waid, Karl Kesel et Stuart Immonen sont eux aussi des monuments du comic-book, et pourtant, en 1999, leur oeuvre est considérée ringarde. Alors ils décident de s'organiser en studio et fondent Gorilla Comics, qui publiera ses ouvrages dès le début de l'année suivante... chez Image Comics ! Les deux premiers d'entre eux se nomment Shockrockets, par Kurt Busiek et Stuart Immonen, et Empire, par Mark Waid et Barry Kitson.
Le premier est un bijou de science-fiction en six épisodes, qui fait irrémédiablement penser à Robotech mais qui s'avère à la fois passionnant par ses rebondissements, et magnifique grâce aux illustrations magistrales de Stuart Immonen. En outre, le premier épisode de la mini-série s'accompagne d'une histoire courte qui sert de prologue à Empire, une histoire de super-vilains dont le parcours éditorial est plus chaotique : après deux épisodes seulement, le récit de Mark Waid disparait des écrans et ne réapparaitra que des années plus tard, chez DC Comics, lorsque ses auteurs réimpriment les deux opus sous la forme d'un épais numéro zéro, avant d'en continuer le récit pour six numéros supplémentaires.
Pour Crimson Plague, le troisième titre du studio, c'est un peu l'inverse : il a connu une première vie chez Event Comics avant que l'éditeur ne ferme ses portes. Quelques temps plus tard, George Perez importe et enrichit son one-shot avant d'en proposer une suite, mais décidément, la saga de la femme qui tue quand elle saigne - tel est le pitch ! - n'ira pas au-delà des deux épisodes, sur neuf prévus. Et là, pour le coup, on attend encore une éventuelle reprise. Toujours est-il que le premier volet contenait lui aussi le prologue d'une autre franchise de Gorilla, en l'occurrence Section Zero. Cette série de super-héros, qui rappelle un peu le Planetary de Warren Ellis, est l'oeuvre de Karl Kesel et Tom Grummett. Elle aussi s'achèvera assez vite, mais elle a depuis peu ressuscité sous un autre label, à savoir le Shadowline, Ink de Jim Valentino !
Pourquoi tant d'arrêts ? Tout simplement parce que la durée de vie de Gorilla excède à peine les six mois ! Entre avril 2000, date de parution du premier épisode de Shockrockets, et octobre de la même année, où voit le jour le dernier épisode de la mini-série, les plans des co-fondateurs du label s'écroulent. En effet, le modèle d'édition d'Image implique que les auteurs doivent financer la publication de leurs ouvrages, avant d'être remboursés sur les ventes. Or, Busiek, Perez, Waid et consorts espérer utiliser le site web eHero.com, qu'ils avaient mis en place parallèlement à leur ligne de comics, pour payer les frais. L'expérience est un échec, les gars s'endettent et, finalement, jettent l'éponge.
Et pourtant, on voit encore passer quelques comics estampillés Gorilla en 2001. C'est le cas de Superstar, à nouveau par le duo Busiek / Immonen. Une histoire de super-héros mâtinée de télé-réalité que ses auteurs décident de supporter sur leurs deniers personnels. Mais c'est aussi et surtout le cas de Tellos, un conte d'heroic-fantasy lancé par Todd DeZago et Mike Wieringo à la fin des années quatre-vingt-dix, en nom propre, et rattachée au studio des vétérans vers la fin de son run. C'était un joli coup, d'autant que la saga a connu son petit succès en son temps, mais cela ne suffira pas. Gorilla Comics ferme ses portes cette année-là, non sans avoir, malgré tout, remis un coup de projecteur sur ses auteurs, qui retrouveront assez vite des places intéressantes chez les majors.
L'aventure fut de courte durée, mais SEMIC s'est fait fort de traduire une très grande partie du catalogue : Shockrockets sous forme de fascicules, Empire dans la collection SEMIC Books, et Tellos sous les deux formats... Des années plus tard, c'est Glénat qui s'empare de Superstar, à l'occasion de la réimpression signée IDW Publishing. J'ai lu tout ce que l'éditeur a proposé.

Le bilan : 
A lire de toute urgence
Empire (mai 2000, 2 épisodes)
Paru en VF chez SEMIC, dans la collection SEMIC BOOKS
scénario : Mark WAID
dessin : Barry KITSON
Entouré des plus grands super-criminels de l'Histoire, le tyran Golgoth est devenu le maître du monde. Les super-héros ont été anéantis, mais dans les rangs du despote subsistent des poches de résistance. Il les maintient pour l'instant sous son joug grâce à une drogue de son invention. Entamée chez Image Comics, sous le label Gorilla Comics, puis transférée chez DC Comics, la série de Mark Waid s'affranchit des codes super-héroïques traditionnels et réinvente le genre avec brio en plaçant le focus sur les criminels. Barry Kitson et son traît classique y font merveille.

Shockrockets (avril 2000, 6 épisodes)
Paru en VF chez SEMIC, en trois fascicules kiosque
scénario : Kurt BUSIEK
dessin : Stuart IMMONEN
Simple mécanicien, le jeune Alejandro Cruz est témoin du crash de l'un des Shockrockets, élite de l'armée régulière en guerre contre le séparatiste Korda. Bien vite, l'adolescent finit par intégrer l'équipe, démontrant de grands talents de pilote. Mais son manque d'expérience pourrait lui nuire sous le feu ennemi. Avec un auteur aussi expérimenté que Kurt Busiek au scénario et un artiste aussi talentueux que Stuart Immonen, on pouvait s'attendre à une lecture passionnante. La mini-série répond parfaitement aux attentes, l'action trépidante le disputant aux dessins spectaculaires.

Tellos (mai 1999, 10 épisodes (dont 3 chez Gorilla) + 1 Prelude & 1 Prologue)
Paru en VF chez SEMIC, en cinq magazines kiosque
scénario : Todd DeZAGO
dessin : Mike WIERINGO
Véritable univers-patchwork, le monde de Tellos est désormais la proie des redoutables Spectres Sauteurs du cruel tyran Malesur. Le jeune Jarek et son ami, l'homme-tigre Koj, fuient les monstres et se retrouvent sur le navire volant d'une séduisante capitaine pirate au fort caractère. Le scénario de Todd Dezago, à la lisière entre le conte de fées et la classique histoire d'heroic-fantasy, ne pousse guère à se pencher sur cette maxi-série. Pourtant, les personnages sont rapidement attachants, et le dessin cartoony de Mike Wieringo est magnifique.

A feuilleter à l'occasion
Section Zero (juin 2000, 3 épisodes)
scénario : Karl KESEL
dessin : Tom GRUMMETT
Depuis des générations, les gouvernements du monde entier financent en secret la Section Zero, une unité de l'ONU chargée d'enquêter sur les phénomènes étranges. Mené par le docteur Titania Challenger, le groupe actuel est saboté sans le savoir par A.J. Keeler, un ancien membre de l'organisation qui fait désormais office de liaison avec les Nations Unies. On pensera assez facilement à la fabuleuse saga de Warren Ellis, Planetary, mais la mini-série de Karl Kesel est aussi et surtout un hommage aux débuts des Fantastic Four de Marvel Comics. Dessinée de manière très efficace par Tom Grummett, elle reste inachevée et c'est fort regrettable.

Superstar (2001)
Paru en VF chez Glénat, en recueil librairie
scénario : Kurt BUSIEK
dessin : Stuart IMMONEN
Grâce à l'empire médiatique de son père, Superstar est devenu une idole aux yeux du public. Ce qui tombe plutôt bien, puisque ce sont les dons d'énergie de la population qui lui permettent de demeurer le plus puissant des super-héros. Mais son ennemi de toujours, Robot Sapiens, va détourner son système d'approvisionnement en énergie pour contrôler télépathiquement les masses. Jouant plus sur le registre de la starisation à outrance que sur le modèle super-héroïque lui-même, Kurt Busiek ne va malheureusement pas au bout de ses idées. Cela est d'autant plus regrettable que Stuart Immonen le secondait à merveille, son trait classique se montrant comme toujours parfaitement solide.