samedi 20 mai 2017

Jeff Smith, le chantre de l'indépendance

Oui, j'avoue, j'ai légèrement triché. Pour la chronique de l'Instant VO, j'ai arrêté une date de commencement, que j'ai arbitrairement fixée à mai 1992, date de la sortie des premiers comics Image. Pourquoi cette date ? Parce que j'estime, à tort ou à raison, que la naissance de cet éditeur représente le moment-clé où le comics dit indépendant, ou en tout cas celui qui ne provient pas des Big Two, peut être considéré comme autre chose qu'un produit underground. Mais du coup, avec cet article, je suis un peu en dehors des clous. Explications.


L'INSTANT VO (What else ?)
Au milieu des années 1980, Jeff Smith et quelques amis fondent un studio d'animation baptisé Character Builders. En parallèle, l'artiste poursuit ses études et publie dans les pages du journal universitaire la série Thorn, qui préfigure en bonne partie ce que donnera son futur chef d'oeuvre. C'est finalement en 1991 qu'il crée Cartoon Books, son propre label d'édition qui commercialisera des juillet de cette année-là son comics-fleuve, Bone. Juillet 1991, soit presqu'un an avant la date que je me suis fixée. Quelle escroquerie est-ce là ?
C'est que Bone est rapidement devenu culte, et a eu droit à de très nombreuses rééditions. Dès le début de l'année 1996, Image Comics réédite les vingt premiers numéros de la saga avec de nouvelles couvertures (et publie les sept épisodes suivants de manière exclusive), et je me sers donc de cette deuxième édition comme point de départ de ma chronique. De toute façon, les six premiers numéros de la série, qui forment sa première arche narrative, ont mis plus d'un an à voir le jour sous le label Cartoon Books, donc je ne suis pas si loin au niveau des dates. Lors de son court passage chez Image, Jeff Smith produit également un Sourcebook, qui sera offert lors d'une convention de comics.
Dès son numéro 28, Bone retourne chez Cartoon Books, où il s'achèvera après cinquante-cinq épisodes. Il aura fallu treize ans à Jeff Smith pour terminer sa saga, avec un passage en creux au début du nouveau millénaire. Ce long périple s'est tout de même accompagné de plusieurs numéros spéciaux, comme le numéro 13 1/2 offert avec le magazine spécialisé Wizard, ou le Holiday Special qui accompagnait une autre revue, Hero. On a même pu apercevoir Bone dans les pages de Heavy Metal !
Alors que la série vient juste de s'achever, elle est reprise par Graphix, le label comics de l'éditeur Scholastic, qui publie des éditions colorisées de chaque épisode, ainsi qu'un guide de la série. Parallèlement, Cartoon Books réimprime la saga en noir et blanc en un seul volume d'une épaisseur et d'un poids impressionnants. Et finalement, en 2011 sort le même genre de mastodonte, mais en couleurs. Trois ans auparavant, deux ouvrages un peu particuliers ont vu le jour. Jeff Smith : Before Bone est une compilation de la plupart des strips de la série Thorn, que Jeff Smith avait publiée dans son journal universitaire, et Jeff Smith : Bone and Beyond est une critique sur la création et l'importance de la saga dans le milieu du comic-book indépendant.
Mais l'univers de la série ne se limite pas à cela. A la toute fin des années 90, Jeff Smith publie une hilarante mini-série en trois parties, dont il confie le scénario à Tom Sniegoski. Stupid, Stupid Rat-Tails raconte les pérégrinations du premier Bone à avoir foulé le sol de la Vallée Perdue, et cette histoire sera compilée par Scholastic dans le trade-paperback Tall Tales. Au début des années 2000 paraît également la mini-série Rose, qui raconte le passé de Mamie Ben. Cette fois-ci, Smith assure le scénario, mais laisse le dessin à son ami Charles Vess, pour un résultat saisissant. En dehors de ces deux histoires, Cartoon Books publiera aussi quelques mini-comics pour accompagner la ligne de figurines tirées de la BD. Il s'agit de réimpressions.
Cartoon Books est donc avant tout la maison de Bone, mais pas uniquement. En 1997, l'éditeur fait un passage remarqué dans les conventions avec un ouvrage baptisé Trilogy Tour. On y trouve bien évidemment du Bone, mais aussi une histoire tirée du Book of Ballads and Sagas, que Charles Vess publie chez Green Man Press, ainsi que du Castle Waiting, un conte époustouflant signé Linda Medley, et publié chez Olio Press. D'ailleurs, les premiers épisodes de cette série seront compilés chez Cartoon Books, et les quatre suivants seront également publiés là, avant qu'elle ne reparte chez Olio Press à compter du numéro douze.
L'année suivante, un nouveau Trilogy Tour est mis en chantier. Bone et Castle Waiting y sont également présents, mais pas Ballads and Sagas. En lieu et place, les débuts de la mini-série Rose y sont dévoilés, et on y trouve aussi des histoires courtes de Scary Godmother et Akiko, deux séries publiées chez Sirius Entertainment et réalisées respectivement par Jill Thompson et Mark Crilley. Plus surprenant encore, on y trouve également Usagi Yojimbo, la célebre série de samouraïs de Stan Sakai, publiée depuis toujours chez Dark Horse Comics.

Malgré tout, c'est Jeff Smith qui se taille la part du lion, en toute logique. Après la fin de Bone, il met quatre ans pour revenir à la planche à dessin. Il signe alors la maxi-série RASL, une oeuvre de science-fiction en quinze chapitres qui n'a certes pas l'allant de son aînée, mais qui permet à l'auteur de se diversifier. Trois ans après la fin de RASL, Jeff Smith se lance dans un nouveau projet, Tüki. Il s'agit encore d'un nouveau registre pour le cartooniste, qui aime visiblement les titres courts et les univers disparates, puisque cette mini-série, composée à l'heure actuelle de quatre chapitres se déroule à la préhistoire.
A l'origine, Tüki est un webcomic, que Jeff Smith a décidé de mettre en pause en cours d'année dernière dans l'idée de le réécrire en bonne partie. Entretemps, il est revenu une dernière fois sur celui qui l'a rendu célèbre avec un nouvel opus appelé Bone : Coda. L'histoire qu'il réalise se déroule pile après la dernière case du cinquante-cinquième numéro, et elle est accompagnée d'une analyse de la saga signée Tom Gaadt. C'est la dernière apparition en date des cousins Bone, qui ont également eu droit, cinq ans plus tôt, à une trilogie de nouvelles illustrées écrites par Tom Sniegoski.

En France, Delcourt s'intéresse assez vite à Bone. L'éditeur publie tout d'abord la version noir et blanc en onze volumes cartonnés, puis la version couleur et, enfin, l'édition en un seul volume. RASL a également été publié sous nos latitudes, et seul Tüki reste inédit. Les deux volumes de Castle Waiting ont aussi été traduits, chez le petit éditeur Ca et Là. Notez que je n'ai pas lu (car pas trouvé) quelques comics du studio :
- l'ouvrage Jeff Smith : Bone and Beyond
- les trois derniers numéros de la série Tüki

Le bilan : 
A lire de toute urgence
Bone (juillet 1991, 55 épisodes + un épisode 13 1/2)
Paru en VF chez Delcourt en onze tomes
scénario et dessin : Jeff SMITH
Trois êtres étranges, entièrement blancs et à la silhouette irréelle, se perdent en plein désert. Il se retrouvent dans un endroit non moins particulier, une vallée perdue où tout peut arriver. L'un des trois cousins est appelé à un destin exceptionnel. Le lecteur fait ses premiers pas dans une série innovante, à la fois onirique et survoltée. Jeff Smith fait souffler un vent de fraîcheur sur le paysage des comics, peu reluisant au début des années 90, et imprime à sa série une tonalité cartoony de bon aloi. Par la suite, la saga amorcera un virage de plus en plus sombre, mais demeurera épique de bout en bout.

Bone Holiday Special (1993)
Paru en VF chez Delcourt dans Bone numéro 11
scénario et dessin : Jeff SMITH
C'est Noël, et Fone Bone, qui a décidément le coeur sur la main, décide d'offrir en cadeau une quiche aux deux Rats-Garous stupides qu'il cotoie régulièrement. Une attention qui les surprend passablement, et qui va enfin leur permettre de manger à leur faim. Retournant à ses premières amours, Jeff Smith nous propose une histoire courte mignonne et amusante pour fêter comme il se doit la fin d'année en compagnie de sa célèbre mascotte. L'esprit de Noël est bien là, l'humour gentillet en prime. Et quelques gags permettent de découvrir les prémices de la saga.

Castle Waiting (2000)
Paru en VF chez Ca et Là sous le titre Château l'Attente
scénario et dessin : Linda MEDLEY
Réveillé en même temps que sa princesse ensorcelée, le Chateau l'Attente s'est ensuite retrouvé à l'abandon lorsque celle-ci a fui avec son prince charmant. Jusqu'à ce qu'une petite communauté hétéroclyte lui redonne sa prestance d'antan. Tout simplement brillant ! Linda Medley détourne les codes du conte de fée pour proposer une histoire à la fois pleine de références et entièrement nouvelle, mais dont la lecture est absolument indispensable, tant de par la justesse de ses personnages que de par la beauté de son trait.

Rose (novembre 2000, 3 épisodes)
Paru en VF chez Delcourt en Bone hors-série
scénario : Jeff SMITH
dessin : Charles VESS
Encore jeune, la princesse Rose Harvestar fait face aux manigances de sa soeur Briar, déjà plus ou moins corrompue par Mim. C'est la ficelle de la jalousie que la Mère des Dragons a dû tirer, les deux soeurs rêvant en secret du même homme. Moins comique que la franchise principale, cette histoire est capitale dans le sens qu'elle permet d'appréhender l'ensemble du Boneverse. Et lorsque le talent de conteur de Jeff Smith s'adjoint les services du fantastique Charles Vess, le résultat est incroyable.

Stupid, Stupid Rat-Tails (décembre 1999, 3 épisodes)
Paru en VF chez Delcourt sous le titre Big Johnson Bone contre les Rats-Garous
scénario : Tom SNIEGOSKI
dessin : Jeff SMITH
Il y a des années, un Bone avait déjà foulé le sol de la Vallée Perdue. Le trappeur Big Johnson Bone, sa fidèle mûle et son singe ronchon vont se frotter à une véritable armée de Rats-Garous, des créatures belliqueuses vivant sous le joug de la reine Maud. Totalement hors continuité, cette mini-série scénarisée par Tom Sniegoski est un véritable monument d'humour débridé. Chaque phrase, chaque situation est l'occasion d'un gag, que Jeff Smith se fait un plaisir de mettre en images.

Trilogy Tour (janvier 1997, 2 épisodes)
Partiellement traduit en VF chez Delcourt
scénario et dessin : collectif

Phoncible P. Bone a une nouvelle idée brillante visant à lui faire gagner un maximum d'argent en un minimum de temps. Hannah Marie passe une après-midi en compagnie de sa Terrifiante Marraine et de leurs amies, autour d'un thé auquel aimeraient prendre part Orson et Harry. Le Trilogy Tour est un excellent prétexte, pour tous les auteurs proches de Jeff Smith, à raconter quelques histoires courtes ancrées dans leurs univers respectifs. L'occasion surtout, pour le lecteur, de retrouver aussi bien Bone que Scary Godmother ou Usagi Yojimbo.

A feuilleter à l'occasion
Bone : Coda (juillet 2016)
scénario et dessin : Jeff SMITH

Alors qu'ils s'en reviennent de la Vallée Perdue, les cousins Bone et leur nouvel ami Bartleby se retrouvent piégés dans le canyon qui les sépare de Boneville, un énorme vautour lancé à leurs trousses. Les choses se compliquent lorsque leur chariot chute dans le ravin... Vingt-cinq ans après les débuts de son immense fresque, Jeff Smith revient à ses premières amours pour conter la suite directe du tout dernier épisode. Le trait de l'artiste est toujours aussi cartoony, et même si la portée de cette histoire est minime, elle n'en demeure pas moins plaisante.
Jeff Smith : Before Bone (2008)
scénario et dessin : Jeff SMITH
Alors que Fone Bone fait la rencontre de la séduisante Thorn et de sa grand-mère Ben, traquées par les Rats-Garous, son cousin Phoncible se rend en ville en espérant faire du profit. Il tombe sur un clown escroc avec qui il s'entend immédiatement. Ce sympathique one-shot reproduit en grande partie le comic-strip Thorn, que Jeff Smith avait imaginé à l'université. S'il n'a pas encore l'aisance graphique qu'il gagnera sur sa série fétiche, il pose déjà la plupart des concepts de Bone, sur un ton volontairement léger.

RASL (mars 2008, 15 épisodes)
Paru en VF chez Delcourt en trois tomes
scénario et dessin : Jeff SMITH
Robert Joseph Johnson, alias RASL, a découvert le principe du voyage entre les dimensions, et il s'en sert pour cambrioler d'autres réalités. Mais son mode de vie est dangereux, comme en témoigne Sam, l'assassin lancé à ses trousses. Après son épique fresque douce-amère, Jeff Smith rebondit de manière brillante avec cette maxi-série mêlant thriller et science-fiction, au ton résolument plus adulte mais au graphisme toujours aussi singulier et magnifique. Sa portée sera malgré tout moins grande.

Tüki (juillet 2014, 4 épisodes)
scénario et dessin : Jeff SMITH

Alors qu'un profond bouleversement climatique s'étend sur toute la surface de la Terre, Tüki est le premier hominidé à quitter l'Afrique à la recherche d'un havre de paix. En chemin, il croise un vieux singe qui lui déconseille très fortement de s'aventurer hors de son domaine. La dernière-née des séries de Jeff Smith renoue avec la grande épopée, mais elle place cette quête dans un contexte inédit pour l'artiste, qui en une poignée de pages, parvient comme à l'accoutumée à planter le décor et les personnages avec le brio qu'on lui connait.

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